association nationale des parents d’enfants aveugles ou malvoyants, avec ou sans handicaps associés

L’interview de Régine Michel Stevens: La lecture, un trésor pour la vie!

Déc 16, 2021

Régine Michel Stevens a consacré de longues et riches années à travailler sur l’accès à la lecture et à l’écrit pour les enfants déficients visuels. Elle a été à l’origine de la maison d’édition Benjamins Média, puis a coordonné le projet Prélecture / Langage / représentations. Elle a accepté de répondre à quelques questions… Merci à elle!

 

Pouvez-vous vous présenter ?

Photo de Régine Michel Stevens

Je suis née à Bruxelles en 1957. J’ai d’abord étudié les langues anciennes (latin et grec), cela m’a passionnée et dès 13 ans ma quête était de découvrir l’origine des mots(!) Si je vous en parle c’est que cela ne m’a jamais quittée et a orienté toute ma vie professionnelle, même si aujourd’hui je formulerais plutôt la question qui me meut comme «Qu’est-ce qui fait langage
Après un détour par les sciences aux États-Unis, je me suis formée à la création radiophonique. En 1987, avec une équipe pluridisciplinaire, j’ai fondé l’association Benjamins Media, un lieu dédié à la création sonore pour les jeunes enfants, voulant relier le développement de l’écoute et les prémices de la lecture.

 

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la lecture pour les enfants déficients visuels ?

A 23 ans, j’ai rencontré celui qui deviendrait mon époux, un homme joyeux, dynamique, et aveugle de naissance. Les questions qui émanaient de nos perceptions sensorielles différentes nous ont toujours nourris. Moi, je continuais à  me passionner pour le développement de l’écoute et l’éveil au monde des récits chez les enfants. Milieu des années 80 c’était la popularisation du concept de « lire avant de savoir lire», porté de façon assez avant-gardiste par les équipes de Bayard Presse Jeune avec la création de Popi. En même temps, je découvrais à la maison l’impossibilité pour une jeune papa aveugle de trouver des outils pour lire des histoires attrayantes à ses jeunes enfants (à l’époque on trouvait au mieux les Fables de  La Fontaine ou Le  Petit Prince…rien de  très adaptés à lire à  des petits ! ).

Grâce à plusieurs rencontres, j’ai pu inaugurer à Benjamins Media le développement d’une collection pour les 4-7 ans autour d’un triple support : livre illustré, transcription braille, cassette (puis CD). Je veillais à ce que le support sonore soit très travaillé et esthétique, (qualité des voix, bruitages, choix des musiques) dans le but d’amener des images à l’oreille des enfants qui ne pouvaient voir les illustrations et de susciter une écoute active. Ce triple support pouvait être utilisé en famille/fratrie, un parent brailliste pouvait lire à son enfant, voyant ou non.
Un enfant aveugle pouvait, avant de savoir lire, profiter d’un enregistrement audio vraiment pensé pour lui. Cet éveil de l’écoute stimule son attention au récit oral structuré, précurseur des apprentissages de la lecture. Lorsqu’il apprend à lire/écrire, (en noir ou en braille) l’enfant a ce bagage d’une collection d’histoires déjà familières. Grâce à un accord avec Bayard Presse nous avons pu adapter au départ une série des Belles Histoires de Pomme d’Api – accord non commercial, prévu pour un nombre limité d’histoires et une diffusion confidentielle auprès des familles concernées.
Puis les organismes qui nous subventionnaient nous ont conseillé d’aller vers l’auto financement, en vendant aussi au public tout venant. Cela nécessitait juridiquement  de travailler à partir d’inédits, donc de devenir éditeur. Nous l’avons fait à partir de 1998, et  c’était pour une si petite association embrasser un lourd métier : mener d’un bout à l’autre  la totalité de la création de chaque livre, avec une énorme part requise par le visuel et le juridique. Beaucoup de disponibilité que j’aurais préféré consacrer à l’évolution  d’un support encore plus adapté aux enfants déficients visuels.

 

Vous avez été à l’origine du projet PLR, pouvez-vous nous le présenter ?

En échangeant avec les parents, j’ai toujours été stimulée à améliorer la qualité et la pertinence de ce que je pouvais proposer. En 2006, j’ai lu le rapport très étayé de l’Institut Nazareth Louis Braille (Québec) sur Le développement de la conscience de l’écrit  chez l’enfant aveugle de 0 à 5 ans. J’y ai vu confirmées nombre de mes intuitions. Par ailleurs, j’avais de plus en plus conscience qu’il ne suffisait pas de donner à lire un texte à un enfant déficient visuel pour le lui rendre accessible. Les albums fourmillent d’expressions qui font sens pour des enfants voyants : le texte est souvent explicité par une illustration visuelle riche et nombre de concepts évoqués leur sont familiers, grâce à tout ce qu’ils ont vu, dans la vie, dans les livres, à la télé… Mais si je lis à un enfant déficient visuel « L’oiseau  a survolé la rivière », ou « Tricoter une écharpe pour une girafe, c’est long », ou  « Le lapin était caché par le tas de bûches », je peux me demander si cet enfant a eu l’occasion de construire des représentations suffisantes de ces situations pour que ces phrases lui parlent et fassent sens.  A-t-il déjà touché un oiseau, que sait-il de son vol, à quoi ressemble une girafe, comment le lapin est-il caché par le tas de bûches (notion très visuelle…) ?

En 2008, la Fédération des Aveugles de France voulait développer son action dans le domaine éducatif. Je lui ai proposé un vaste projet pour les enfants pré-lecteurs ou lecteurs débutants, qui prenne en compte l’éveil de la conscience de l’écrit mais aussi la construction des représentations. Nous avons  sollicité toutes les MDPH et Conseils Généraux pour recenser l’existant  dans chaque département. Le résultat fut clair : il y avait toutes les raisons de se mettre au travail. La FAF m’a alors confié la conception et le développement du projet Pré-lecture/langage/représentations. J’ai dès lors suscité et coordonné un travail pluridisciplinaire (psychomotriciennes, orthophonistes, éducatrices de jeunes enfants, psychologues, orthoptistes…) en partenariat  avec plusieurs services spécialisés.

Nous avons commencé par créer, autour de textes de littérature enfantine, des outils: les mallettes pédagogiques, conçues pour une progression dans l’univers du récit, à travers sa lecture, mais aussi à travers l’exploration d’objets, des mises en situations, écoutes et interrogation du sens du texte, discrimination d’univers sonores,… à travers une série d’ateliers, d’abord expérimentaux, observés, filmés, puis reproductibles pour d’autres groupes. Le projet comportait un volet de mutualisation à travers des journées d’études  et un mini site internet. Il y a eu aussi un volet recherche, mettant  en lien les acteurs du terrain et des chercheurs en psycholinguistique, en psychologie du développement. La recherche-action menée avec le CTRDV de Villeurbanne et  l’Université de Lyon  a été particulièrement intéressante.

 

Une anecdote à partager ? Un moment marquant dans ce projet ?

A Marseille, un temps d’observation avec une toute petite fille totalement aveugle. Elle a moins de 4 ans, calme, attentive, réservée.  Je lui fais écouter un enregistrement de sons produits par divers objets (flûte, voiture à friction, clochette, ciseaux…) et je lui propose de retrouver chaque fois dans une boite l’objet correspondant. Tout à coup, elle tourne la tête, oriente son audition autrement et me dit : « Régine, écoute : une ambulance ! » En effet, en contrebas dans la ville on entendait la sirène d’une ambulance.  Je la félicite pour avoir repéré ce bruit. Puis  je laisse un petit silence avant de reprendre l’exercice. Mais  dans ce silence elle demande : « Régine, c’est quoi une ambulance ? »

J’ai trouvé cela très touchant :  ce retour sur une identification. Cette petite fille a pu exprimer qu’elle savait et qu’elle ne savait pas. Sans doute avait-elle déjà entendu cette sirène et lui avait-on dit « C’est une ambulance », mais ici, après un temps d’arrêt, elle se rend compte qu’elle sait le nom de quelque chose qu’elle ne connaît pas. Alors, à mon tour de me questionner : sans image à lui faire voir, quelles informations vais-je choisir de lui donner pour l’aider à construire et enrichir sa représentation de l’ambulance (à quoi ça ressemble, à quoi ça sert, …) sans la surcharger ? Il y a tant d’angles possibles pour définir un mot !

Sa question est pour nous une vraie leçon de pédagogie.

Quels enseignements avez-vous tiré de ce travail autour de la lecture pour les enfants aveugles et malvoyants ?

J’ai eu la chance d’observer de nombreux ateliers, d’enregistrer les retours de récits des enfants…

Cela m’a confirmé combien il est vital pour les enfants de pouvoir se projeter dans des récits.

J’ai vu les fruits de la bienveillance : j’ai vu beaucoup d’enfants se transformer au fil de ces ateliers, exprimer de plus en plus de curiosité, se risquer davantage dans les échanges. Selon une très belle formulation de L. Cicalini, psychomotricienne à Marseille, nous pouvions voir se développer  dans le groupe « la qualité d’attente de l’expression de l’autre ».

A la fin de la série d’ateliers, chaque enfant emportait, adapté à sa lecture/vision le livre de l’histoire explorée ensemble pendant plusieurs mois. J’étais chaque fois frappée par la joie ineffable procurée par ce livre, fierté et promesse d’échanges dans sa famille, dans ses cercles de vie.

 

Un conseil à retenir pour les professionnels qui se lancent dans l’aventure ?

Je repartirais de  la situation de la petite fille évoquée  plus haut.

Imaginez combien en classe/groupe,  au milieu de gens qui voient, il est difficile à un enfant déficient visuel d’interroger sur quelque chose que tout le monde semble connaître!
Écoutons ces enfants, valorisons leurs questions. Apprenons à  parler les langages de la texture, de la forme, de la sonorité, de la localisation précise. Donnons à explorer quand c’est possible, prenons le temps de leur donner la parole…
C’est une attitude d’une grande exigence, qui nous demande de nous décaler de nos façons habituelles de voir, décrire, désigner…

 

et pour les parents ?

Lisez des histoires à votre enfant, qu’il ne sache pas encore lire ou qu’il sache déjà lire tout seul, lisez-lui encore, écoutez ses réactions, partagez avec lui le plaisir de ces moments où vous êtes là pour lui.

Vous lui offrez un trésor pour la vie !

Retrouvez l’interview de Christine Lyneel, l’une des animatrices du projet PLR, Prélecture-langage-Représentations.

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